En vingt ans d’accompagnement de dirigeants, j’ai croisé des centaines/milliers de dirigeants. Certains excellents opérationnels, d’autres fins stratèges, quelques-uns charismatiques.
Mais des visionnaires ? Je peux les compter sur les doigts d’une main, même si beaucoup pensaient l’être. Je passe ici l’effet Dunning-Kruger (ou biais de supériorité illusoire). Bien sûr plusieurs ont eu UNE bonne idée un jour sur laquelle ils ou elles surfent. Mais on est loin d’un changement de monde !
Cette rareté n’est pas un hasard : elle révèle la complexité d’un phénomène psychologique fascinant, que beaucoup aimeraient avoir mais si difficile à acquérir. D’ailleurs est-ce possible ?
Qu’est-ce qu’être vraiment visionnaire ?
Contrairement aux idées reçues, être visionnaire ne consiste pas à prédire l’avenir. Il s’agit plutôt d’avoir une intuition si puissante qu’elle s’inscrit comme une image mentale obsédante, une conviction inébranlable qui pousse à tout mettre en œuvre pour la rendre concrète. Le visionnaire perçoit une réalité qui n’existe pas encore, mais qui pourrait exister.
Cette distinction est cruciale : le visionnaire ne fantasme pas, il projette. Sa vision reste ancrée dans le réalisme, même si elle défie les conventions du moment. Il ne s’agit pas de science-fiction, mais de réalité-fiction : une réalité alternative qui se frotte au présent jusqu’à le transformer.
Deux profils de visionnaires
Mon observation révèle deux archétypes distincts de leaders visionnaires, chacun avec ses forces et ses limites.
Les « maîtres de domaine »
Ces visionnaires connaissent leur écosystème avec une profondeur exceptionnelle. Ils maîtrisent les codes, comprennent les dynamiques cachées, sentent les tensions non exprimées. Quand une idée germe, ils la visualisent instantanément dans son contexte complet. Leur vision naît de cette expertise approfondie.
Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, illustre parfaitement ce profil. Sa compréhension intime des réseaux sociaux (réels et virtuels) et des dynamiques professionnelles lui a permis de visualiser une plateforme qui n’existait pas encore, mais qui répondait à des besoins latents qu’il était seul à percevoir avec cette clarté.
Ces visionnaires ont un avantage : leur ancrage dans la réalité de leur domaine les rend plus efficaces dans l’exécution. Ils anticipent les obstacles, comprennent les résistances, savent naviguer dans leur écosystème.
Les « connecteurs de concepts »
L’autre famille de visionnaires opère différemment. Ils croisent des concepts apparemment étrangers – économiques, sociétaux, technologiques – et imaginent des synthèses inédites. Ils n’ont pas nécessairement d’expertise spécifique, mais possèdent une capacité rare à voir les connexions invisibles.
Elon Musk exemplifie ce profil. Sa vision de l’électrification des transports naît du croisement de préoccupations environnementales, de percées technologiques en batteries, et d’une compréhension des cycles d’adoption technologique. Il n’était pas ingénieur automobile, mais il a su connecter des tendances convergentes. Il n’est pas non plus ingénieur aéronautique, pas plus qu’expert du paiement du en ligne ou des sciences cognitives.
Ces visionnaires font rêver, mais ils doivent compenser leur manque d’expertise spécifique par une capacité entrepreneuriale exceptionnelle. Ils sont plus exposés au risque d’être de brillants prospectivistes plutôt que des leaders efficaces.
Les traits psychologiques du visionnaire
Qu’est-ce qui distingue psychologiquement le visionnaire du simple rêveur ou du stratège classique ?
L’obsession constructive
Le visionnaire ne se contente pas d’avoir des idées : il en est habité. Cette obsession présente une dimension compulsive qui le pousse à agir malgré les obstacles. Marc Benioff, fondateur de Salesforce, a évangélisé le concept de « software as a service » avec une constance qui frisait l’acharnement, transformant une intuition en révolution dans un marché qui stagnait en termes d’innovations.
La tolérance à l’ambiguïté
Contrairement au gestionnaire classique qui recherche la certitude, le visionnaire navigue naturellement dans l’incertitude. Il accepte de prendre des décisions avec des données incomplètes, guidé par son intuition structurée. Cette capacité à opérer dans le flou est essentielle quand on travaille sur des réalités qui n’existent pas encore.
L’empathie prospective
Le visionnaire développe une forme particulière d’empathie : il ressent les besoins futurs des utilisateurs, même quand ces derniers ne les formulent pas encore. Sara Blakely, fondatrice de Spanx, a perçu une frustration féminine universelle que personne n’avait encore adressée commercialement.
La dissociation cognitive
Paradoxalement, le visionnaire doit être capable de dissocier sa vision de son ego. Il accepte que sa vision évolue, se transforme, voire soit partiellement invalidée par la réalité. Cette flexibilité cognitive le distingue du dogmatique. Il accepte les compromis, ajuste sa trajectoire, mais maintient le cap vers son objectif.
La différence cruciale avec le rêveur
Beaucoup confondent visionnaire et rêveur. La distinction est pourtant fondamentale : le rêveur projette ses désirs, le visionnaire perçoit des possibilités. Le rêveur fuit la réalité ou s’en éloigne, le visionnaire la transcende. Le rêveur attend que sa vision se réalise, le visionnaire la construit méthodiquement.
Cette différence se manifeste dans l’approche de l’exécution. Le visionnaire authentique développe rapidement une obsession opérationnelle : comment rendre cette vision concrète ?
Peut-on devenir visionnaire ?
La question hante les écoles de management qui cherchent à former des visionnaires ? Elles feraient mieux de savoir les détecter pour les faire venir. Mon expérience suggère que certains éléments sont développables, d’autres semblent plus intrinsèques.
Les compétences développables
La capacité à croiser des concepts s’apprend. Mais cela n’est que rarement enseigné, ou mal. La maîtrise d’un domaine s’acquiert. L’empathie se cultive. La tolérance à l’ambiguïté se travaille progressivement, même si c’est dur. Ces éléments constituent le terreau sur lequel la vision peut germer.
Les traits plus mystérieux
En revanche, cette capacité à voir ce qui n’existe pas encore, cette intuition qui se cristallise en conviction inébranlable, cette capacité à fédérer autour d’un projet que 90% des gens trouveront ridicule ou inutile. Ces mécanismes restent largement mystérieux. Ils relèvent probablement d’une combinaison unique de câblage neurologique, d’expériences formatrices, et de contexte favorable.
L’organisation face au visionnaire
Les entreprises établies peinent souvent à intégrer les visionnaires car leur mode de fonctionnement défie les processus classiques, leur horizon temporel dépasse les cycles budgétaires habituels. Enfin, ils ont souvent un rapport au monde et à l’autorité qui complexifient l’intégration dans les organisations classiques. Ainsi ils finissent souvent entrepreneurs ou seuls avec leurs idées.
Pourtant, dans un monde en transformation accélérée, ces leaders créatifs sont indispensables pour créer l’innovation ou les approches obliques face aux marchés. Encore faut-il qu’ils soient bons et qu’on leur laisse les moyens.
La rareté des visionnaires n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité à comprendre. Plutôt que de chercher à en former massivement, les organisations feraient mieux d’apprendre à les identifier, les attirer, et créer les conditions de leur épanouissement.
Car si les visionnaires sont rares, il leur manque bien souvent l’environnement et les moyens d’exprimer leurs visions.
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